Femmes afghanes, hors champ…
Immense coup de barre. Depuis août 2021, nous agissons au mieux pour les femmes afghanes. Avec des hauts et (beaucoup) de bas. Comme hier.
• Il y a celles dont on parle encore (mais c’est déjà passé de mode) : celles qui, en Afghanistan, sont privées d’école, de travail, de dignité, de tout. Qui alimentent notre sentiment d’impuissance. Parce qu’on ne peut rien faire, ou si peu…
• Il y a celles dont on parle de temps à autre, parce que ça fait du bien : celles qui ont réussi à fuir l’enfer et qui demandent l’asile en France : journalistes, artistes, magistrates, militantes… Et qui, depuis des mois et des mois, se comptent sur les doigts de la main.
• Et puis il y a celles dont on ne parle jamais. Celles qui arrivent dans le cadre de la réunification familiale et pour lesquelles rien, RIEN, n’est prévu. A qui, souvent, on n’a rien demandé. Qui se retrouvent ici car le mari, le frère, ou l’oncle a tout arrangé. Parachutées au milieu de nulle part, sans la moindre possibilité de comprendre ce qui leur arrive. Avec, pour seul interlocuteur – et traducteur – un mari que certaines ont à peine connu.
• Et enfin celles qui n’ont pas le droit d’exister. A qui on refuse même le droit d’espérer. Qui sont arrivées en France au terme d’un voyage terrifiant et qui ne peuvent pas demander l’asile (au moment même où l’OFPRA leur accorderait le statut de réfugiée de façon quasi-automatique). La faute à la procédure Dublin.
B. – je l’appellerai B, comme « belle » même si ce n’est pas le premier adjectif qui m’est venu en tête à son arrivée… mais comment pourrait-on désigner quelqu’un par M, en référence du mot malheur ? – me tend sa pile de papiers. Attestation de demandeur d’asile. Arrêté de transfert vers la Bulgarie (ses empreintes ont été enregistrées là-bas, quand elle s’est fait attraper par la police). La réponse négative du tribunal administratif quand elle a fait un recours. Pas de bol. Le TA, c’est un peu la roulotte russe. Là, le juge a estimé qu’on pouvait bien la renvoyer en Bulgarie, pays notoirement connu pour les traitements inhumains infligés aux demandeurs d’asile. Parce que c’est la procédure. Ce n’est pas notre problème, c’est celui de la Bulgarie. Circulez, il n’y a rien à voir.
Et là, c’est à moi de lui expliquer cette ignominie. De lui expliquer qu’au cours du rendez-vous au « bureau d’éloignement », la semaine prochaine, on risque de lui remettre un routing, à savoir une convocation à l’aéroport. Ou, si la préfecture est particulièrement aux taquets, l’emmener directement à Roissy. Voilà. Et que si elle ne va pas au rendez-vous, elle sera automatiquement placée « en fuite ». Privée des conditions matérielles d’accueil (hébergement, allocation de demandeur d’asile, suivi social, renouvellement de son attestation de demandeur d’asile… bref, une fois de plus, privée de tout). « Sans-papiers » à la merci du moindre contrôle. Pendant 18 mois. Priée de disparaître jusqu’en mars 2024.
Elle ne comprend pas. Elle me dit qu’elle est en France depuis bientôt 5 mois. Le traducteur est gêné. Car il faut lui expliquer que ça ne compte pas. Que le délai « Dublin » repart à la date de notification de la décision du tribunal.
Elle tente d’encaisser. Moi aussi, mais sans succès. Il y a un long moment de silence, puis je dis que je lui demande pardon pour notre non-accueil. Pour cette procédure Dublin, qui est du bull-shit, pour ces juges au TA qui n’ont ni un cœur, ni un cerveau bien fait, pour cette foutaise de papiers qui décident de nos vies, putain de bordel de merde de papiers, qui sont désormais plus importants que notre existence d’êtres humains.
Le tarjuman fait ce qu’il peut. Heureusement, c’est M. Un trésor de bonne volonté et de droiture. Qui sait quand il faut sortir au prétexte de fumer une clope.
Elle pleure dans mes bras. Je connais maintenant suffisamment de mots en dari pour comprendre qu’elle dit qu’elle est terriblement seule. Que sa mère lui manque.
Alors j’essuie ses larmes. J’essaie de cacher les miennes. Peine perdue. Je lui dis qu’elle est belle. Qu’elle est une héroïne car elle est déjà arrivée ici. Qu’elle va encore trouver du courage. Je lui dis que ça ira. Que, quoi qu’il arrive, je ne la laisserai pas tomber.
Puis il n’y a plus de mots. Bizarrement, dans ma tête, j’essaie de trouver un truc rassurant. Du genre « T’en fais, pas mon p’tit loup, c’est la vie, ne pleure pas. T’oublieras, mon p’tit loup, ne pleure pas… » Je ne peux pas lui promettre de l’emmener sécher ses larmes au vent des quat’points cardinaux, juste tenter de reconnaître, dans son visage boursouflée par la souffrance, la belle jeune fille aux yeux clairs qui figure sur la photo d’identité prise lors de son arrivée en France, il y a à peine 5 mois.
Elle n’arrête pas de s’excuser de pleurer, je lui dis qu’il y a pas de mal et que de temps en temps, ça fait du bien. Elle se mouche dans son foulard, à moins que ce soit dans le mien.
Voilà.
Voilà comme la France accueille les femmes afghanes. Hors champ médiatique.
Et voilà comment je fais, une fois de plus, de promesses que je suis bien dans l’incapacité de tenir sans vous.
Parce qu’on est une toute petite association de rien du tout. Une petite association de rien du tout qui racle des fonds de tiroirs tous les mois pour continuer à exister, payer le loyer, l’électricité, le papier et le toner de l’imprimante, des fournitures scolaires, quelques nuitées d’hôtel, des tickets de métro, des lettres recommandées, des couches ou du lait maternisé…
Sans vous Zinzolin n’existe pas. Sans vous, je fais des promesses en l’air. Mea culpa.
Mais comme je fais partie des incorrigibles optimistes, je continue à faire des promesses. Parce que je sais qu’il existe encore des super-héros prêts à sauver l’humanité. L’humanité qui est en nous. Celle qui nous autorise à nos comporter en êtres humains.
Pour convaincre « B » que l’espoir existe. Même s’il se fait attendre. 18 mois. Une éternité.
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Gardarem lou moral !
Irena Havlicek
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